Mon père aimait ça, débarquer avec l’auto, surtout pour faire allumer la lumière
, raconte Samy.
Il a alors 5 ans, et son père est pour lui une vedette au volant de la voiture rouge ornée du coq scintillant de la chaîne de rôtisseries qui l’emploie. Quand je sortais avec ma mère et qu’on allait à l’épicerie, chaque fois que je croisais un char de Ti-Coq, je voulais voir si c’était mon père.
Attablés au domicile familial, un appartement modeste qui se trouve en banlieue de Trois-Rivières, les Benabed évoquent de vieux souvenirs autour d’un petit-déjeuner. Les effluves de thé à la menthe, de miel et de msemen, une sorte de crêpe feuilletée marocaine, parfument la pièce.
Je lui rapportais toujours un poulet, une poutine, répond Aziz, qui insiste pour qu’on l’appelle ainsi. Le poulet, c’est le plat moyen. Ça a sauvé beaucoup de monde. T’as pas grand argent, t’as pas de char : un bon Ti-Coq.
Enfant, Samy n’a pas conscience de la précarité que maquillent ces festins et l’allure flamboyante du bolide rouge. C'est quelque chose qu’on n’a jamais ressenti, ma sœur, mon frère et moi; qu’il était dans le besoin et qu’il a été capable de nous élever, avoue le jeune trentenaire. Il en a fait énormément, des sacrifices.
Le rêve américain
de son père débute en 1983. À l’époque, à peine quelques milliers d’immigrants maghrébins vivent au Québec. Et encore moins à Trois-Rivières, où Aziz s’inscrit au baccalauréat en administration. Tout ce que je savais, c’est que l’université était sur le boulevard des Forges. J’ai été à pied avec mon bagage. J’ai fait la distance du centre-ville jusqu’à l’université en me disant : "Là, je vais arriver; là, je vais arriver; là, je vais arriver"
, se souvient-il.
Quatre ans plus tard, Aziz devient bachelier. Espérant que son diplôme lui ouvre les portes d’un cabinet comptable, d’une banque ou d’une compagnie d’assurance, le jeune immigrant se bute toutefois au mur de la discrimination. Dans ce temps-là, on envoyait les CV dans des lettres. Je dois en avoir envoyé une centaine; tout mon argent partait dans les timbres. Tous les Québécois se sont casés, à part moi
, se remémore le Marocain.
Il frappe alors à la porte de restaurants, de dépanneurs, peu importe, pourvu qu’il décroche quelque chose. Je défie n’importe qui [de me contredire] : dans le temps, tu n’avais pas un étranger qui était au service à la clientèle ou qui avait un rapport avec les clients. Si tu voulais travailler, on te disait : ''Lave la vaisselle en arrière, il ne faut pas qu’on te voie''
, raconte-t-il, sous le regard attentif de son fils.
Cette anecdote, jamais Samy ne l’avait entendue. C’est quasiment un truc comme dans le temps de la ségrégation, soupire-t-il. C’est bizarre que ça se soit produit ici, au Québec, dans les années 1980.
Aziz doit bien sûr subvenir aux besoins de sa famille. Résigné, il laisse alors les siens derrière pour aller jusqu’en Ohio, où on lui offre de nettoyer les chambres d’un motel. Samy ne voit son père qu’une fois par mois. C’était de la frustration, mais en même temps le vouloir. Je voulais travailler
, relate Aziz d’un ton calme, comme si le passage du temps avait estompé toute trace d’indignation.
Il finira par trouver un emploi au Québec, dans une rôtisserie. Le seul qui m’a donné ma chance, c’est Ti-Coq
, laisse-t-il tomber.
Trente-trois ans plus tard, Aziz livre toujours du poulet à bord de sa voiture rouge. Il a depuis fait le deuil de ses aspirations professionnelles. À force de travailler et d’être dans le bain, ça s’en va par soi-même
, souffle-t-il, avant de saluer Samy et de reprendre la route. Une autre journée de livraisons l’attend en ce samedi matin d’octobre.