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Libres sur la banquise

Libres sur la banquise

Texte et photos : Matisse Harvey

Publié le 23 novembre 2022

Une dizaine de paires d’yeux scrutent au loin quelques taches noires à la jonction du ciel et de la Terre. Ces petits points épars sont immobiles, mais bien vivants. À plat ventre sur la banquise, ce sont des phoques dodus venus reprendre leur souffle grâce à des trous qu’ils ont percés dans la glace et entretenus avec le temps.

Malgré les centaines de mètres qui les séparent, des chiens de traîneau ont bel et bien décelé la présence de leurs visiteurs. Le museau pointé vers le haut, ces petites bêtes hirsutes ont flairé leur odeur. Certains chiens ont les poils hérissés et trépignent sur leurs pattes, tandis que d’autres fixent l’horizon, stoïques, sans montrer le moindre signe d’excitation.

Ils attendent patiemment le signal qui déstabilisera la quiétude de la toundra, ce son familier précédant toujours l’heure de leur repas. Ils ont faim.

Au loin, la détonation d’une balle rompt enfin le silence. Les chiens se redressent soudainement, pris d’une vive exaltation, et s’élancent sans plus attendre vers l’animal visé par le tir.

DOWN! hurle Devon Manik de toutes ses forces. Il a à peine le temps de rengainer son fusil qu’il aperçoit les chiens foncer sans lui sur la proie. De l’autre main, il saisit son fouet et lui fait mordre la neige d’un mouvement tout aussi vif que calculé. Le seul son du claquement sur la neige parvient à immobiliser le convoi. Il connaît son attelage de chiens – ses qimmiit, en inuktitut – mieux que quiconque. Ensemble, ils forment une équipe indéfectible. Je les appelle mes enfants avec des crocs, dit-il, tout sourire.

Les chiens sont un excellent système d’alarme. Ce sont 15 paires d’yeux, d’oreilles et des museaux supplémentaires.

Devon saute sur son qamutiik, le traîneau de bois auquel ses chiens sont attachés, puis se dirige vers sa cible. Il pousse un soupir de déception lorsqu’il constate que le phoque est parvenu à s’esquiver furtivement de son tir. Il en faut toutefois bien plus à ce chasseur de 21 ans pour se laisser décourager. Ce dénouement est aussi le reflet de sa réalité.

Devon Malik en train de regarder dans un trou de pêche sur la banquise, au mois de juin à Resolute Bay, dans le nord du Nunavut.
Devon constate que le phoque qu’il croyait avoir atteint est parvenu à s’échapper.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Aujourd’hui, Devon ne changerait de vie pour rien au monde. Il est l’un des seuls qimuksiqtiit du Nunavut, des conducteurs de chiens de traîneau, à vivre entièrement de la chasse grâce à son attelage de qimmiit; une pratique millénaire qu’il s’est réappropriée presque entièrement par lui-même. C’est excitant d’aller vite en motoneige, mais avec les chiens… c’est plus paisible, dit-il.

Il y a des jours où il lui faut s’armer de patience et d’autres où cette constance porte ses fruits.

Lexique

Écouter le lexique

Plusieurs heures ont passé quand Devon décide de rentrer chez lui, à Resolute Bay, l’une des deux communautés les plus au nord du Canada. Seuls les nuages ont trahi le passage de la journée. À quelques jours du solstice d’été, la clarté infinie de juin fait perdre à quiconque la notion du temps.

Let’s go! crie-t-il au moment où son fouet claque fermement le sol. Ses qimmiit s’élancent vers le nord. Inspiré par la composition de la scène, Devon sort son iPhone de la poche de son pantalon et immortalise un cliché qu’il prévoit publier plus tard sur son compte Instagram. Fatigué, il s’allonge sur son qamutiik, se laissant bercer par les pas rythmés de ses chiens.

C’est un mardi comme les autres. Demain, il se dit qu’il lui faudra cette fois ramener un phoque.

La communauté de Resolute Bay, en juin 2022 Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Trouver sa voie
Trouver sa voie

Mai 2017.

C’est une journée printanière grise et le vent s’est levé sur Resolute Bay. Seules quelques minutes se sont écoulées depuis que la cloche a retenti dans les couloirs de l’école Qarmartalik, qui compte une cinquantaine d’élèves de la maternelle à la douzième année. Devon, 16 ans, est déjà rentré chez lui et s’apprête à sortir Scout, un malamute d’Alaska que sa mère lui a offert l’année précédente. Il lui met un harnais et l’attache à une petite luge de bois. Devon a attendu ce moment toute la journée.

Je l’amenais à pied à l’extérieur de la communauté en lui montrant où aller, raconte-t-il cinq ans plus tard. Je lui disais de courir et il me ramenait à la maison.

Au fil du temps, leur lien s’est renforcé et a laissé place à une certaine complicité. Dehors, aux côtés de son acolyte, l’adolescent se sent dans son élément. Ces moments d’évasion prennent de plus en plus de place chez lui alors qu’il cherche à trouver sa voie.

Très tôt, j’ai réalisé que je ne pourrai pas avoir un emploi normal dans la société, se rappelle-t-il.

Entre les quatre murs de sa salle de classe, il se sent prisonnier.

Je détestais l’école. Je détestais rester assis et écrire.

Chaque jour, en fin de journée, le son de la cloche annonce celui de la liberté. Durant cette période, il fait la rencontre de Jovan Simic, un Serbo-Canadien établi à Iqaluit depuis 2015 qui travaille pour Parcs Canada et qui se rend régulièrement à Resolute Bay.

C’était le milieu de l’hiver, juste après la période de noirceur, précise Jovan. Je l’ai aperçu se faire tirer par deux chiens de compagnie dans une luge d’enfant. C’est au même moment que j’ai commencé mon attelage de chiens à Iqaluit.

Malgré les années qui les séparent, Devon et Jovan se lient immédiatement d’amitié. Leur relation est à la fois fraternelle et paternelle.

Dès que je retournais [à Resolute Bay], j’allais voir Devon, dit-il. J’ai un grand respect pour ce qu’il fait.

Autoportrait de Jovan Simic et Devon Manik en vêtement chaud, devant la banquise, en juin 2022, près de Resolute Bay, dans le nord du Nunavut.
Jovan Simic (à gauche) et Devon Manik (à droite) ont développé une grande proximité depuis leur rencontre, en 2015.  Photo :  fournie par Devon Manik

Jon Craig, qui a enseigné à Devon de la septième à la douzième année, le voyait lui aussi cheminer tranquillement vers sa vie d’adulte : Il devait toujours être en mouvement, être en train de faire quelque chose.

« Je voulais être dehors et me sentir libre. Je sentais que j’étais fait pour ça. Qu’au fond de moi, j’avais cette connexion avec mes ancêtres. »

— Une citation de   Devon Manik

L’enseignant se souvient qu’au milieu de l’adolescence, Devon partait de plus en plus souvent chasser avec son grand-père et sa famille en motoneige. De nouveaux chiens ont aussi fait leur apparition dans la vie du jeune homme.

Devon voyait son avenir prendre forme avec clarté dans sa tête.

Devon Malik est en train de se prendre en photo avec son cellulaire dans son traîneau à chien, au mois de juin à Resolute Bay, dans le nord du Nunavut.
Devon a l’habitude d’écouter de la musique et d’immortaliser ce qui l’entoure lors de ses excursions de chasse en solitaire. Il publie régulièrement ses clichés sur ses comptes Instagram et TikTok.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Apprendre une tradition millénaire sur YouTube

Devon marche dans les traces de ces mêmes ancêtres qui ont, bien avant lui, maîtrisé les dessous de cette pratique millénaire transmise oralement au fil des générations. Il consulte occasionnellement son grand-père ayant, lui aussi, été un qimuksiqti. Devon veut toutefois apprendre par lui-même et prend très au sérieux sa passion grandissante, née de premières sorties de chasse faites surtout avec sa mère et sa grand-mère.

Il a 8 ans lorsqu’il abat son premier phoque; 13 ans pour son premier ours polaire; et 16 ans pour son premier bœuf musqué.

À l’époque, j’étais en motoneige, se souvient-il. Mais je rêvais de chasser un ours polaire avec mes chiens, et c’est au printemps 2020 que j’y suis finalement arrivé.

Un fouet fait main est posé sur la banquise devant des chiens de traîneau, au mois de juin près de Resolute Bay, dans le nord du Nunavut.
Devon s’est inspiré des méthodes de chasseurs du Groenland pour confectionner son fouet, dont il se sert pour frapper le sol, et non les chiens. Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Sans se rendre compte qu’il oscille entre deux époques, Devon passe des heures sur YouTube à visionner des vidéos de chasseurs groenlandais pour apprendre à constituer son propre attelage de chiens de traîneau. Il veut tout comprendre, dans les moindres détails.

Je comptais le nombre de pas [des chasseurs] pour me faire une idée des distances, comme de la longueur d’une laisse de chiens ou d’un fouet, précise-t-il.

Jon Craig se souvient d’ailleurs qu’il a été frappé par l’immense persévérance de son élève : S’il n’était pas capable de faire quelque chose de la bonne manière, il continuait jusqu’à ce qu’il y arrive.

​De l’Alaska au Groenland, l’abondance d’informations accessibles en ligne fait disparaître les frontières qui isolaient auparavant le savoir ancestral dans chaque région inuit. La curiosité de Devon le pousse à essayer des techniques de plusieurs régions de l’Arctique pour déterminer celles qui lui conviennent le mieux. Il s’inspire notamment de la méthode groenlandaise et choisit de ne pas tresser son fouet comme le font bon nombre de qimuksiqtiit de l’île de Baffin, dans l’est du Nunavut.

Devon Manik court à côté de son traîneau à chien, au mois de juin près de Resolute Bay, dans le nord du Nunavut.
Au fil des ans, Devon a acquis de nouveaux chiens pour étoffer son attelage. Il parvient à les dresser avec une grande rigueur, ce qui fait d’eux de fidèles alliés pour aller chasser.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Le fouet groenlandais est plus léger que le fouet canadien, et il dispose d’un long manche de bois. Je trouvais qu’il était tout simplement plus facile à manier, souligne-t-il.

Son vif entêtement et son calme transcendant le mettent sur la bonne voie pour devenir un qimuksiqti accompli.

J’ai réalisé que c’était vraiment cool, tout ça, et que je voulais continuer.

Devon connaît ses qimmiit mieux que quiconque. Il les considère comme ses amis les plus fidèles.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Réécrire l’histoire
Réécrire l’histoire

Hiver 2021.

Octobre a déployé un épais voile de noirceur sur les dernières lueurs du jour. C’est le début de la longue période d’obscurité, celle où le jour et la nuit ne font qu’un.

Devon doit chasser à la lampe frontale. Il est allé camper dans la toundra avec ses qimmiit, qui ont particulièrement faim à cette période précise de l’année. Il leur faut manger un jour sur deux, parfois même plus copieusement lorsque les températures chutent sous les -40 degrés Celsius.

Il est endormi dans sa petite cabine de chasse lorsque les aboiements de ses compagnons le réveillent en sursaut. Devon reconnaît immédiatement ce type de hurlements.

J’ai saisi mon fusil et je me suis précipité dehors. Je ne voyais rien. Il faisait complètement noir, alors j’ai tiré dans les airs.

Dès lors, ses qimmiit cessent de japper, signe que le danger est passé, et Devon retourne se coucher. Lorsqu’il sort jeter un coup d’œil, le lendemain matin, il aperçoit les traces de pas d’un ours polaire et de ses deux oursons.

Ils étaient passés tout près de moi, mais je n’avais pas pu les voir, dit-il.

Sans ses chiens, Devon serait resté plongé dans son sommeil.

Je ne suis jamais vraiment seul. Si un ours tente de s’approcher pendant que je dors, ils m’avertissent. Si j’utilisais une motoneige, je serais complètement seul.

Pour un qimuksiqti comme Devon, cette relation de confiance est d’une valeur inestimable : Ils sont toujours là pour moi. Pendant longtemps, je n’avais pas vraiment d’amis, et ils étaient les seuls à être véritablement là pour moi. Particulièrement lorsque j’étais déprimé.

« Maintenant, ils sont en quelque sorte une partie de moi. Je leur consacre toute ma vie. »

— Une citation de   Devon Manik

Devon a bien conscience de ce lien privilégié. Il repense parfois aux qimuksiqtiit qui, bien avant sa naissance, se sont fait arracher une partie de leur famille, leurs terres, leurs chiens et, par le fait même, toute leur dignité. Certains de leurs descendants, dont Allie et Susan Salluviniq, habitent toujours à Resolute Bay.

Entre les années 1950 et 1970, le gouvernement canadien a multiplié ses politiques d’assimilation à l’endroit des Inuit de plusieurs régions de l’Arctique. Parmi ces ombres au tableau figure la réinstallation forcée dans l’Extrême-Arctique de familles inuit de Port Harrison (aujourd’hui Inukjuak) et de Pond Inlet.

Carte des lieux : Grise Fiord, île d'Ellesmere, île de Cornwallis, Resolute Bay, Pond Inlet et Port Harrison.
En 1953 et en 1955, le gouvernement canadien a forcé environ 80 Inuit de Port Harrison (aujourd’hui Inukjuak) et de Pond Inlet à déménager dans l’Extrême Arctique, dans ce qui allait plus tard devenir les communautés de Grise Fiord et de Resolute Bay.  Photo : Radio-Canada

On leur avait promis une faune et une flore abondantes, des conditions propices à la chasse et à la cueillette, en plus de la possibilité de rentrer chez eux après deux ans. C’est plutôt un désert polaire, dénué de vie et de clarté, qui les attendait pour des décennies.

Resolute Bay est l’une des deux collectivités qui ont vu le jour à l’issue de cette réinstallation forcée.

Resolute Bay vue du ciel.
Resolute Bay est la deuxième communauté la plus au nord du Canada. Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Allie Salluviniq, qui y habite toujours, est l’un des survivants de ce chapitre sombre de l’histoire canadienne. En 1953, il avait 3 ans lorsque sa famille et lui ont été transportés par navire jusqu’à l’île Cornwallis. Certains souvenirs marquants, comme le son infernal de la remontée de l’ancre ou le mouvement des vagues, ne se sont pas estompés dans sa mémoire malgré les années qui se sont écoulées depuis.

Il se souvient aussi d’avoir passé plusieurs heures à danser sur la mélodie d’un accordéon qu’une dame jouait à l’arrière du bateau. Les gens qui travaillaient sur place me regardaient en lançant des pièces de monnaie.

Atteint de la tuberculose, Allie est alors envoyé dans un sanatorium de Brandon, au Manitoba, quelque temps après son arrivée. Lorsqu’il rentre à Resolute Bay, plus de deux ans plus tard, il constate que l’attelage de qimmiit de son père a diminué de façon draconienne : Quand je suis revenu, il n’y avait plus que trois chiens.

Ce n’est qu’à l’âge adulte qu’Allie apprend que le gouvernement fédéral a fait abattre des chiens de traîneau par des agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Cette politique, régie sous l’ordonnance concernant les chiens des Territoires du Nord-Ouest – An Ordinance Respecting Dogs –, est censée protéger les populations locales de chiens errants dans les campements. Or, cet abattage massif a surtout contribué à sédentariser les Inuit, qui dépendaient de leurs qimmiit pour chasser et pour se déplacer sur le territoire, mettant ainsi en péril leur sécurité alimentaire.

La rupture culturelle et la perte du savoir causées par ces événements ont eu des répercussions sur plusieurs générations. Encore aujourd’hui, bien des questions demeurent. Allie se demande si les qimmiit de son père ont connu ce sort. 

Sa femme, Susan, réinstallée de force avec sa famille depuis Pond Inlet, s’interroge aussi sur ce que sont devenus les chiens de son frère et de son père. Je me souviens que mon père avait des chiens attachés près de la maison. J’aurais dû lui poser des questions… Qu’est-il arrivé à tes chiens?

 Allie et Susan Salluviniq dans leur maison, à Resolute Bay, en juin 2022, au Nord du Nunavut.
Allie et Susan Salluviniq dans leur maison, à Resolute Bay  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Les victimes ont notamment dû attendre plusieurs décennies et une commission d’enquête, la Commission de vérité du Qikiqtani, avant de recevoir des excuses officielles du gouvernement fédéral, en 2019. Pour tenter de réparer les torts causés, divers programmes et sources de financement tentent aujourd’hui de revitaliser la culture des chiens de traîneau.

Allie et Susan ont le regard qui s’illumine lorsqu’on leur parle de Devon. À leurs yeux, il incarne la nouvelle génération de jeunes Inuit qui font revivre cette pratique en perte de vitesse.

Nous sommes vraiment fiers, souligne Susan.

Devon Manik est souvent perçu comme un modèle à Resolute Bay.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

À la croisée des cultures
À la croisée des cultures

À Resolute Bay, Devon dégage une aura qui ne laisse personne indifférent. Chaque fois que je te vois dans le coin, ça me fait sourire! lui lance Louis, un francophone, en remplissant le réservoir de sa motoneige à la station d’essence. Un peu plus loin, des enfants à bicyclette qui passent le temps regardent le qimuksiqti avec admiration. Leurs regards pétillants laissent trahir leur désir de marcher dans ses pas.

Devon a 21 ans, mais l’expérience d’un homme qui a déjà longtemps vécu. Il sonne parfois comme s’il avait 40 ans tellement il a de l’expérience, pense son ami Jovan Simic. Très jeune, il a appris à faire preuve de bienveillance. Je pense que c’est assez unique de voir quelqu’un de son âge avoir un tel sens des responsabilités.

L’attention dont il profite aujourd’hui va bien au-delà de la communauté de Resolute Bay. Il y a quelques mois, une équipe de tournage a fait le voyage depuis les États-Unis pour le suivre dans son quotidien.

Capture d'écran d'une publication Instagram de thunderrexyz avec une photo de Manik Devon de dos en train de conduire son traîneau à chien et un texte racontant sa journée, avec en dessous 146 mentions j'aime.
Sur Instagram, Devon Manik raconte qu'il est parti avec son ami Owen Willie à la recherche d'ours. Après une journée sans encombre, ils n'ont pourtant rien vu et ont dû rentrer, car les températures ressenties avoisinaient les -52° sur le retour. Photo : Instagram/thunderrexyz

Sur les réseaux sociaux, ses publications voyagent et suscitent à la fois curiosité et fascination. Il y rend compte de sa réalité tantôt solitaire, tantôt en groupe. Mais parfois, à l’autre bout du monde, certains s’indignent devant ses clichés d’animaux arctiques qu’il vient de chasser.

Devon en train de découper un phoque sur la banquise, au mois de juin près de Resolute Bay, dans le nord du Nunavut.
La chasse fait partie intégrante de la vie de Devon depuis son plus jeune âge. Elle représente avant tout un moyen de subsistance pour ses chiens et sa famille.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Il repense, entre autres, au jour où l’algorithme de Facebook a fait rebondir l’une de ses vidéos jusqu’à plus de 10 000 kilomètres de chez lui, au Brésil. Sa publication, qui le montre en train de chasser un phoque, a fait réagir plusieurs milliers d’internautes désarçonnés par ce choc des cultures.

J’ai dû fermer mon [compte] Facebook pendant un moment pour que ça cesse, dit-il. Devon admet qu’il ressent parfois un sentiment de frustration, bien qu’il ait conscience que la culture inuit est souvent mal comprise, voire inconnue au-delà des frontières de l’Arctique.

Je sais que ce n’est pas leur faute et qu’ils ont probablement été désinformés par [des campagnes comme celles de] PETA [People for the Ethical Treatment of Animals] il y a quelques années, soulève-t-il. 

La chasse a toujours fait partie de la vie du jeune homme; elle est une routine nécessaire pour faire vivre ses qimmiit. Il s’agit d’une pratique naturelle qu’il accompagne souvent de musique pour passer le temps. Même si certaines routines ont souvent tendance à perdre de leur charme, Devon, lui, ne se lasse pas de son rythme de vie.

Ça me procure beaucoup de joie de faire ce que je fais. Tout le monde me dit toujours que ce que je fais est vraiment cool, qu’il est fier de moi et que je dois continuer. Ça me fait plaisir d’entendre ça et ça me donne envie de poursuivre ce que je fais.

Devon espère que son attelage fera toujours partie de sa vie et qu’il pourra un jour transmettre cette tradition à ses enfants.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Aussi longtemps que l’environnement le permettra
Aussi longtemps que l’environnement le permettra

Juin 2021.

La clarté grisante de juin annonce l’approche imminente du solstice d’été. C’est encore le printemps, bien que les températures grimpent en crescendo sur les thermomètres. Le soleil s’est même imposé dans le visage de Devon, à un point tel qu’il ne peut plus dissimuler la démarcation de ses lunettes de soleil.

Exceptionnellement, le jeune homme installe un bateau à moteur sur son qamutiik pour chasser à la lisière de la banquise, la jonction des eaux libres et des dernières étendues de glace : C’était la première fois que j’allais chasser à la lisière des glaces pendant le printemps.

Les conditions météorologiques sont inhabituelles pour cette période de l’année, ce qui rend la chasse plus ardue. La glace était vraiment en mauvais état. Il a fallu que je chasse à temps plein [...] juste pour avoir assez de nourriture pour mes chiens et moi, se souvient Devon.

Rencontré un an plus tard, il dresse un constat similaire sur des conditions climatiques instables, tantôt trop chaudes, tantôt trop froides, mais qui rendent ses sorties de chasse toujours plus complexes.

Devon Manik sur son traîneau, un fusil à la main, sur la banquise, au mois de juin près de Resolute Bay, dans le nord du Nunavut.

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D’une année à l’autre, Devon doit conjuguer avec des conditions climatiques irrégulières qui rendent ses excursions de chasse parfois complexes.  Photo : Radio-Canada / Matisse Harvey

Devon craint que les changements climatiques l’empêchent un jour de faire ce qu’il aime le plus. C’est un peu épeurant. Que se passera-t-il si nous tombons sur une année où il n’y a pas de glace du tout?

Il a aussi conscience de son impuissance devant l’imprévisibilité grandissante du climat : Je ne pense pas que je peux directement l’arrêter. Je vais devoir m’adapter et continuer à vivre ma vie.

« En faisant part aux gens de mes expériences, j’espère les conscientiser et leur montrer que [les changements climatiques] sont bien réels. »

— Une citation de   Devon Manik

Devon rêve de pouvoir chasser avec ses qimmiit aussi longtemps qu’il le pourra. Il rêve d’un avenir où il enseignera à ses enfants tout ce que le territoire lui a appris.

Ça fait partie de qui nous sommes. Si nous perdons cette pratique, nous perdrons aussi une partie de notre identité.

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