•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Vous naviguez sur le site Radio-Canada

Début du contenu principal

La dernière seigneuresse

La dernière seigneuresse

Texte : Eugénie Emond Photographies : Olivia Laperrière-Roy

Publié le 2 février 2022

Pour certains, cette femme presque centenaire est toujours la seigneuresse. Mais Francine Joly de Lotbinière ne veut rien savoir de ce titre symbolique qui s’éteindra avec elle. Ce qui lui importe : protéger la forêt seigneuriale qui avait été octroyée à sa famille par Louis XIV et d’où on l’a expropriée dans les années 60. Ou ce qu’il en reste.

L'enthousiasme de Francine Joly de Lotbinière est contagieux. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

La forêt et ses alliés
La forêt et ses alliés

Francine Joly de Lotbinière imite un ours qui se dandine contre le tronc rugueux d’une vieille pruche. Il y a longtemps qu’elle n’a pas mis les pieds ici, dans la forêt seigneuriale, et son enthousiasme est contagieux.

- Puis-je savoir quel âge vous avez? lui demande la jeune Audrey-Jade Bérubé, chargée de projet des aires protégées et de la biodiversité pour Nature Québec, qui nous accompagne ce matin.
- 94 ans, lui répond Francine.
- Wow! Vous êtes en forme!
- Oh, la décrépitude est là, mais ça va.

Appuyée sur deux bâtons de marche, Francine poursuit son avancée dans le sentier des Trois-Fourches, qui longe la rivière du Chêne, dans Lotbinière. Ce sentier est un luxe!, lance-t-elle avec son accent si caractéristique, témoin des pays où elle a vécu, dont l’Angleterre, les Pays-Bas et la Suisse.

Francine, deux bâtons de marche aux mains, regarde le haut des arbres avec émerveillement
Francine Joly de Lotbinière est toujours émerveillée par la forêt. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Le sentier pédestre, aménagé il y a huit ans par la MRC de Lotbinière, contraste avec la forêt qu’elle a connue. Elle se souvient que, jeune mariée, elle a arpenté l’endroit avec son beau-père, Alain Joly de Lotbinière. Accompagné de son inséparable canne graduée, cet ingénieur et exploitant forestier mesurait le diamètre des arbres de sa propriété.

Regarde comme c’est extraordinaire! Ils survivent depuis le début de la seigneurie!, lui disait-il au sujet des spécimens centenaires toujours debout. À l’époque, il fallait se frayer un chemin sous la dense canopée qui empêchait le soleil de pénétrer. Rien à voir avec le boisé désormais clairsemé.

En ce matin de juillet, ils sont six amis, comme on surnomme les membres de l’organisme des Amis de la forêt seigneuriale de Lotbinière – dont Francine est la vice-présidente –, à s’être donné rendez-vous pour nous présenter le projet d’aire protégée.

Il s’agit d’une réserve de biodiversité proposée au gouvernement en août 2021 par plusieurs organismes de la région, dont la MRC de Lotbinière : 11 km2 de forêt, dentelée le long de la rivière, où se trouvent d’importants spécimens, tels que les bouleaux jaunes, pruches et épinettes rouges centenaires, témoins de la forêt d’antan.

Une première demande d’aire protégée a été refusée en 2015 par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs parce que la superficie proposée constituait des pertes trop importantes pour l’industrie forestière, résume Audrey-Jade Bérubé. C’est que le mince territoire visé pour l’aire protégée se trouve au cœur d’une vaste forêt publique de 163 km2, le plus gros massif forestier des basses-terres du Saint-Laurent, situé à quelque 60 km au sud-ouest de Québec.

Aujourd’hui exploité par le gouvernement du Québec, le territoire a d’abord été la propriété de neuf générations de seigneurs de Lotbinière depuis l’octroi de la seigneurie par le roi de France Louis XIV, en 1672. Parmi ces seigneurs qui se sont succédé, Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière a été premier ministre du Québec en 1878 et pionnier du développement durable en foresterie. Le dernier propriétaire, Edmond Joly de Lotbinière, le mari de Francine, a été exproprié par le gouvernement québécois en 1967.

Photo d'époque en noir et blanc. Henri-Gustave, à gauche, est assis sur une chaise et regarde son fils, qui est debout à ses côtés.
Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière et son fils Edmond-Gustave au début du vingtième siècle. Photo : Famille Joly de Lotbinière

Plus de 50 ans plus tard, cette promenade dans les bois a une résonance toute particulière. Après tous ses efforts – dont plusieurs ont été vains – pour protéger la forêt, Francine a l’impression que cette fois sera la bonne. Si le projet d’aire protégée se réalise, ce sera une grande victoire pour elle et les siens. Une heureuse façon de clore ce chapitre, alors que Francine s’apprête, quand on la rencontre pour la première fois, à quitter la région pour de bon.

En septembre, elle laissera la campagne qu’elle aime tant – et sa vaste demeure champêtre qui demande trop d’entretien – pour un condo à Sillery. Une perspective qui ne l’enchante guère. Québec m'ennuie. Et c'est merveilleux parce que ça va m'aider à passer très vite de l’autre côté!, lance-t-elle avec ironie.

Maple House, située sur la Pointe Platon, ancienne demeure d'été des seigneurs de Lotbinière Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Ce qu’il reste des seigneurs
Ce qu’il reste des seigneurs

Sur la véranda de la Maple House du Domaine Joly-De Lotbinière, désormais un lieu touristique, une jeune fille en chandail bedaine fait un égoportrait. Le charme suranné de la demeure qui surplombe de somptueux jardins est certes instragrammable. Les imposants noyers noirs, qu’on croirait tout droit sortis du Seigneur des anneaux, semblent veiller sur un autre monde.

N’empêche, la prétentieuse Agnes Slayden se retournerait sans doute dans sa tombe à la vue de cette scène. Agnes, la belle-mère de Francine, avait rejeté tout de suite cette dernière lors de son entrée dans la famille Joly de Lotbinière, au début des années 1950.

Fille d’un riche entrepreneur de la Caroline du Nord au passé esclavagiste, Agnes voyait d’un mauvais œil l’arrivée de Francine pour épouser son unique fils, Edmond, héritier désigné du domaine familial. Francine Benoit, de son nom de jeune fille, venait pourtant d’une bonne famille; sa mère était une Taschereau. Mais pour Agnes, une Québécoise, qu’est-ce que c’est que ça?, fait Francine en imitant l’air hautain de sa belle-mère.

Leur première rencontre est d’ailleurs un désastre. Francine, alors patineuse étoile de la troupe des Ice Capades, tient le premier rôle dans un vulgaire french cancan auquel Edmond a convié sa mère. J’ai essayé de faire un kick un peu moins haut ce soir-là, se souvient Francine en riant. Rien n’y fait. Agnes, outrée, prononce son verdict : Ne parlez plus jamais de votre carrière.

Francine Joly de Lotbinière, danseuse étoile des Ice Capades, alors âgée de 17 ans, en 1943.
Francine Joly de Lotbinière, danseuse étoile des Ice Capades, alors âgée de 17 ans, en 1943. Photo : Gracieuseté

À 18 ans, Francine Benoit laisse tomber un métier qui l’a menée aux quatre coins des États-Unis pour suivre son mari, qui entame alors une carrière de diplomate à l’étranger. Elle côtoiera sa belle-mère l’été, ici au Domaine Joly, cet ancien camp de chasse de la famille, qu’Agnes a transformé à grands frais pour recevoir des gens de la haute durant la première moitié du 20e siècle.

Elle avait un goût extraordinaire! Mais c'était étrange. C'était un autre monde, se souvient Francine. Car cette belle-mère, figée dans le passé, compte, sous Duplessis, cinq servantes qu’elle paie des salaires ridicules, en plus d’un jardinier et d’un chauffeur, et se promène à marée basse assise en marquise sur son cheval. Elle avait une grâce exceptionnelle. Dans la tête des gens du coin, c’était vraiment la seigneuresse, note Francine.

Rollande Marchand, à gauche, regarde le portrait peint de son ancienne patronne, qui est accroché au mur
Mme Rollande Marchand, 94 ans, servante d'Agnes Slayden au début des années 40, admire un portrait de son ancienne patronne. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Des prétentions qui font sourciller, alors que le régime seigneurial a été aboli au Canada en 1854. Comment se fait-il qu’on puisse encore prétendre au titre féodal de seigneur, héritage du régime français, au milieu du vingtième siècle? C'est sûr que c'était plutôt symbolique, note Benoit Grenier, professeur au Département d'histoire de l'Université de Sherbrooke, spécialiste du régime seigneurial et de ses persistances.

Le titre de seigneur ne veut plus rien dire légalement dans le Québec des années 1950, sauf dans les communautés comme celles de Lotbinière, Vaudreuil, Trois-Pistoles – et on pourrait en nommer beaucoup –, où les familles ont continué à être résidentes des lieux, à être associées à ces anciens domaines-là, explique-t-il.

Francine sait sans doute mieux que quiconque le poids de ces prétentions et de ce titre de seigneuresse, dont elle ne veut rien savoir. Appelez-moi Francine, c’est tout. C’est à son mari, Edmond, qu’est revenu le rôle de gérer la forêt seigneuriale lors de la mort de son père, Alain, le mari d’Agnes, en 1954. La forêt n’était plus rentable; le dernier moulin à scie a fermé en 1960.

Les quelques tentatives de vente de la forêt au cours des décennies précédentes s’étant avérées infructueuses, Edmond songe alors à en faire une forêt expérimentale. Il voulait que le Domaine Joly puisse héberger les jeunes universitaires en foresterie. La forêt seigneuriale aurait servi comme terrain de recherche, résume Francine.

Le projet suscite l’intérêt du gouvernement fédéral, qui exige d’acquérir la totalité du territoire. Edmond accepte. Il s’est dit : "Je suis le dernier des derniers des Lotbinière, mais je laisse quelque chose de positif pour le peuple."

Le provincial a vent de l’affaire. Le gouvernement de Daniel Johnson, en pleine Révolution tranquille, exproprie la famille le 30 août 1967, prétextant que la forêt nuit au développement économique et touristique de la région.

Découpure. de journal jaunis, sur lequel on lit le titre « Québec exproprie une seigneurie dans Lotbinière »
Entrefilet publié dans « La Presse » en août 1967 Photo : Archvies La Presse

Pour les Joly de Lotbinière, le coup est dur. La famille se battra en cour pendant six ans pour récupérer quelques parcelles de terrain – et la somme de 1 million de dollars – après l'expropriation. 

On pense que ces choses-là arrivent dans les pays communistes, que c'est seulement en Russie que ces expropriations arrivaient dans les anciennes familles de noblesse, mais ce n'est pas vrai! , soulève Alain Joly de Lotbinière, fils aîné de Francine. Aujourd’hui résidant au Connecticut, il s’explique encore mal que le gouvernement provincial ait empêché un projet de forêt expérimentale pour des raisons purement politiques pour ensuite laisser le tout à l’abandon.

Francine et Edmond prennent la pose sur la galerie de la maison.
Francine et Edmond Joly de Lotbinière au bureau seigneurial, photographiés pour la revue française « Point de vue » en 1993 Photo : Gracieuseté

Dix ans s’écouleront avant que le gouvernement n’octroie des droits de coupe à l’industrie forestière et que ne débute un régime de coupes à blanc qui décimeront la forêt seigneuriale. Ça a été terrible pour Edmond, relate Francine. Il a senti qu'il n'avait pas respecté toute la tradition des Lotbinière pour des querelles politiques. Il a fait une dépression.

Avec Edmond, on est allés voir comment les choses avaient évolué quelques années après l'expropriation. On a été choqués. Il y a des endroits où on coupait comme on voulait, se souvient Francine.

Malgré une volonté du provincial de transformer le secteur en station forestière, très peu de choses se concrétiseront, mis à part la création d’une réserve écologique sur une petite portion du territoire dans les années 1980.

Ma mère a fait ce qu’elle pouvait, affirme Alain au sujet de son implication depuis 50 ans pour protéger et faire découvrir l’héritage des Joly de Lotbinière. Mais elle va bientôt avoir 95 ans, alors le fait qu'elle ait fait tout ça malgré son âge, c'est déjà extraordinaire, conclut-il.

Francine Joly de Lotbinière s'appuie sur ses bâtons de marche. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Une forêt dépouillée
Une forêt dépouillée

Le groupe avance désormais à pas de tortue dans le sentier des Trois-Fourches. Trois des amis sont des scientifiques, pour qui chaque plante, chaque aspérité dans le sol devient un site d’intérêt. À ce rythme, la randonnée risque de prendre la journée. Heureusement, Francine est curieuse. Qu’y a-t-il à voir ici?, demande-t-elle.

Le groupe s’arrête devant un tas d’écorces d’épinette rouge grignotées par un écureuil. Il s’émerveille devant un bouleau jaune qui a poussé croche. On jase et on se demande dans quelle cohorte les uns les autres ont étudié dans les années 1970. 1974-1977!, lance Louis Bélanger, professeur associé au Département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval. À la fin de mon bac en biologie, j’ai réalisé que le pouvoir en forêt appartenait aux ingénieurs forestiers. Alors j’ai décidé d’en devenir un!, relate celui qui est aussi membre du conseil d’administration des Amis de la forêt seigneuriale.

Jean-Pierre inspecte un morceau de branche au travers de la forêt dense
Jean-Pierre Ducruc, membre des Amis de la forêt seigneuriale, passionné de géomorphologie et de biologie Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Louis Bélanger s’implique bénévolement auprès de Nature Québec dans le dossier d’aire protégée. Avec ses étudiants et étudiantes, il tente de retracer les effets des coupes forestières au cours des 50 dernières années, depuis que le gouvernement a acquis le territoire à la fin des années 1960.

Alors que les Lotbinière avaient privilégié pendant plus d’un siècle des coupes sélectives, choisissant les spécimens à abattre, le gouvernement a opté pour une série de coupes à blanc jusqu’à tout récemment. À preuve, des prises de vue aériennes réalisées en 1979 et 2015 offrent un éloquent comparatif. La plus récente photo montre une forêt hachurée par les coupes.

Notre peur et notre hypothèse, c'est qu’on a perdu les essences à haute valeur économique et écologique comme l’épinette rouge ou le bouleau jaune pour une espèce plus agressive, l'érable rouge, ayant une faible valeur économique, soulève-t-il.

Pour Louis Bélanger, la présence de Francine est inespérée. L'accès à la "seigneuresse" : c'est merveilleux! C'est la première fois que ça nous arrive, un cas comme celui-là, s’enthousiasme-t-il. Francine apporte une précieuse continuité historique qui nous manque au Québec en foresterie; on a toujours l’impression de devoir recommencer à zéro à chaque nouveau plan d’aménagement, ajoute-t-il.

Le professeur Louis Bélanger se réjouit de la présence de Francine sur le terrain.
Le professeur Louis Bélanger se réjouit de la présence de Francine sur le terrain. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Louis Bélanger s’arrête. Le groupe doit prendre une décision : rebrousser chemin ou se rapprocher davantage de la rivière encaissée. Mais pourquoi ne pas continuer? C’est magnifique, ici!, insiste Francine.

Mais l’heure avance et le groupe choisit de revenir sur ses pas. Francine, la doyenne du groupe, accepte à regret de quitter la forêt.

Un chat est assis dans des escaliers et regarde vers le bas.  Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Le passé en boîte
Le passé en boîte

Trois aristochats se promènent nonchalamment entre des caisses d’archives. Dans un aquarium encastré, un gros poisson tourne en rond, à l’abri des félins. Nous sommes chez Pierre Bluteau et Francine Lemay, deux résidents de Leclercville passionnés d’histoire. L’hiver dernier, ces deux citoyens engagés, et membres des Amis de la forêt seigneuriale, ont aidé Francine Joly de Lotbinière à vider une partie de sa maison à l’entrée du village, à une quinzaine de kilomètres du Domaine Joly.

Aucun de ses quatre enfants, pour la plupart dispersés à l’étranger, ne voulait prendre possession de l’imposante demeure, chargée d’histoire. Construite en 1835 par Pierre-Gustave Joly, l’habitation a servi de bureau seigneurial pendant des décennies avant qu’Agnes Slayden n’y emménage à la fin de sa vie. Ce n’était pas du tout isolé; je ne sais pas comment elle a fait!, lance Francine à la blague.

La maison a été mise en vente pour la somme de 325 000 $. Un couple de la couronne nord de Montréal en pleine pandémie a sauté sur l’occasion, sorti quelques-uns des meubles antiques et rasé une partie du terrain pour en faire un mini-golf. À chacun ses goûts, dit Francine Joly de Lotbinière avec philosophie. Pour Pierre Bluteau et Francine Lemay, c’est une hérésie.

On vient de perdre ce patrimoine-là, un morceau de la seigneurie, parti dans le privé, déplorent-ils. Le couple, féru d’histoire et de patrimoine, aurait souhaité que la municipalité de Leclercville achète le tout, mais le village de 495 habitants n’a pas levé la main. Si on avait été riches, on l’aurait acheté, note Francine Lemay.

Le couple a tout de même pu récupérer 10 lourds classeurs remplis à ras bord d’archives de la seigneurie. Les précieux documents se trouvaient dans la cave, couverts de champignons, et désespéraient Francine Joly de Lotbinière. Je regrette, mais je n’ai pas eu l’intelligence de dire que ce pourrait être intéressant parce que ça m’a tellement ennuyée, lâche celle qui en avait plein les bras avec le déménagement. Mais pour ses voisins, l’hiver passé chez eux dans les papiers de la seigneurie a filé comme une flèche. C’est tellement intéressant! Francine nous remercie, mais ça a été pour nous un hiver extraordinaire!, lance Pierre.

Bien que Bibliothèque et Archives nationales du Québec ait récupéré une partie des archives après l’expropriation, les classeurs contiennent certains documents de grande valeur, des offres de diverses compagnies forestières en vue d'acquérir la forêt aux aquarelles et correspondances de Sir Henri-Gustave, en passant par les inventaires et les cartes forestières. En termes d’écologie de la vallée du Saint-Laurent, nulle part ailleurs on a cette qualité d’infos pour savoir à quoi ressemblait la forêt du passé, affirme Louis Bélanger, catégorique. Le professeur associé a déjà en tête trois projets de maîtrise et un de doctorat pour ses étudiants.

Mais pour l’heure, plusieurs caisses restent encore à être épluchées. Francine Lemay plonge au hasard dans l’une des boîtes. Elle en ressort un mince cahier qu’elle n’avait pas encore ouvert. Oh là là, c’est pas jeune!, s’exclame-t-elle. Le document, un des plus vieux du lot, date de 1701 et contient un contrat de concession accordé par le seigneur au premier résident de Leclercville. Le document est si vieux que le papier s’effrite sur ses genoux.

Sur la table, plusieurs piles de dossiers, cahiers, registres et boîtes de documents sont installés. On aperçoit Francine, à côté de Vanille, le chat qui est couché sur le dessus d'une boîte de rangement
Mis bout à bout, les documents conservés s'étalent sur trois mètres de long. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Bien écrasé dans l’une des boîtes remplies de précieuses archives, Vanille le chat observe la scène, faisant aller sa longue queue touffue.

Reste à savoir où iront ces archives. Un centre d’archives local serait une piste intéressante, mais il faut encore déterminer qui chapeauterait le tout. On peut penser que le gouvernement du Québec a plus de chances de perdurer qu’une petite municipalité, note Louis Bélanger.

Francine Joly de Lotbinière apprécie les arbres à l'arrière de son nouveau condo de Sillery. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

L’avenir des arbres
L’avenir des arbres

L’hiver s’installe tranquillement à Leclercville. Dans la salle communautaire, une trentaine de membres des Amis de la forêt sont réunis pour leur assemblée générale annuelle. Plusieurs points sont à l’ordre du jour, dont le suivi sur le dossier d’aire protégée.

Francine Joly de Lotbinière aimerait se fondre dans le plancher.

Sur l’écran de la petite salle bondée du centre communautaire de Leclercville, une vidéo la présente, col roulé blanc et veste de laine bleu marine, assise devant un feu crépitant.

Francine s’enfonce un peu plus dans sa chaise alors que sa propre voix emplit la pièce. Dans cette vidéo amateur où elle apparaît, alors âgée de 92 ans, elle a campé son rôle de seigneuresse, qui l’exaspère toujours autant. Elle y parle, avec son enthousiasme indéfectible, de la forêt, des excursions avec son beau-père, de l’expropriation, de son souhait pour la suite des choses... Cet endroit appartient maintenant au public. C'est à lui de s'en servir!

Dans la salle, Francine a redressé ses épaules. Sa gêne de se retrouver ainsi à l’avant-plan, engoncée dans ce titre, s’est muée en bienveillance. Après tout, si elle a accepté de prêter sa voix et son image de seigneuresse, c’est bien pour cette forêt encore si peu connue et fréquentée, qu’elle souhaite faire découvrir aux gens, comme le sentier des Trois-Fourches.

Louis Bélanger s’avance. Il doit faire un compte rendu de ses recherches sur les coupes forestières commandées par le gouvernement au cours des dernières décennies. Pour le scientifique, le diagnostic est clair : la forêt en piètre état a maintenant besoin de restauration écologique et économique.

C'est drôle, une des conclusions, c'est comme si on avait fait un grand cercle en terme forestier et on retourne au point de départ, alors que le [ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs], après une série de coupes à blanc, est retourné aux coupes sélectives comme au temps des Lotbinière avant l’expropriation, résume-t-il.

Louis Bélanger regarde au loin d'un air rieur. Derrière lui, une ligne d'arbres se dessinent à l'horizon
Louis Bélanger compte bien poursuivre ses recherches sur la forêt seigneuriale. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Reste maintenant à établir avec les Amis de la forêt seigneuriale et Nature Québec une vision de ce que tout le monde souhaite pour la forêt. Nature Québec croit qu’elle mériterait un statut de protection plus large que la mince aire protégée proposée qui attend toujours l’aval du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques.

La vision qui est en train de se cristalliser avec les Amis de la forêt, c'est celle de Sir Henri-Gustave, qui a, en quelque sorte, inventé la foresterie durable. C’est un retour vers cette bonne gestion forestière qui créait des emplois, mais qui maintenait la valeur économique de la forêt en plus d’une composition relativement naturelle.

Dehors, le soleil se couche et une fine neige commence à tomber. Francine ne s’éternisera pas ici. La 132 est longue entre Leclercville et Québec.

Francine souriante en regardant vers la droite devant la maison du jardinier. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Les adieux de la seigneuresse
Les adieux de la seigneuresse

Thomas le chat s’étire, prenant toute la place sur le fauteuil. Il est très patriarcal. Avec lui, c’est toujours me first!, lance Francine à la blague. Ici, dans ce condo de Sillery qu’elle habite depuis quelques mois, elle hésite à le laisser sortir. C’est que le félin caramel, nommé en l’honneur de son frère, feu l’artiste surréaliste Jean (Thomas) Benoit – un provocateur né –, n’est pas très urbain.

Ce retour à Québec, c’est d’ailleurs un peu un retour aux sources, une redécouverte des plaines d’Abraham où Francine a grandi. Je crois qu'au fond de mon cœur, j’ai été marquée par cet endroit où j’ai vécu enfant.

Reste à s’habituer à l’étroitesse des lieux. Mais Francine n’a pas un tempérament nostalgique. Elle attaque ce nouveau présent avec la même joie de vivre qui l’a accompagnée toute sa vie. Et puis, elle n’est pas seule. Son fils Michel habite le condo voisin.

Dehors, les immenses pins de Sillery lui rappellent la forêt seigneuriale, créant un pont vers ce passé récent. C’est d’ailleurs aux arbres, laissés derrière à Leclercville, qu’elle songe aujourd’hui. Des arbres qu’elle avait elle-même plantés autour de la maison et qui sont toujours debout, immenses. Tout le reste peut partir. Eux, ils sont là. C'est ce qui me fait du bien.

Un tableau dessiné au fusain d'Agnès Slayden est accroché au mur, au-dessus d'une étagère de livres
Francine a trouvé une place dans son nouveau logis pour un portrait de son ancienne belle-mère, Agnes Slayden. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Avant de nous raccompagner à l’extérieur, Francine récupère son bonnet de laine posé sur la tête gracile d’une statuette. Agnes déposait toujours son chapeau sur ce bibelot, se rappelle-t-elle. De son ancienne belle-mère qu’elle a tellement détestée, Francine semble n’avoir conservé que le meilleur. Avec le temps – c'est extraordinaire, le temps –, les choses changent un peu. Et Agnes, à la fin de sa vie, avait beaucoup changé, confie-t-elle.

Il y a quelques semaines, Francine a remis sa démission comme vice-présidente de l’organisme des Amis de la forêt. Il faut être logique! Je ne suis plus utile, affirme-t-elle, sans regret. La distance, l’âge qui avance et surtout le fait que l’organisme soit en bonnes mains ont eu raison de son engagement. Cet hiver, elle aidera son fils à traduire les nombreuses correspondances qui se trouvent dans les boîtes d’archives. Le dossier d’aire protégée est bien entamé. Si le tout se concrétise, la boucle sera bouclée, l'héritage des Lotbinière – ou du moins une partie – sera sauvé.

Partager la page

À propos d'EmpreintesÀ propos d'Empreintes

Empreintes est une plateforme de récits numériques où se côtoient la beauté du territoire et la diversité des gens qui l’habitent. Découvrez les portraits de ceux et celles qui définissent la poésie d’un endroit, qui le portent et le font vivre. Les empreintes que l’on voit et celles laissées dans le cœur des gens.