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Bercer les bébés prématurés
Dans le creux et la chaleur de leurs bras marqués par le passage du temps, ces bénévoles bercent, au rythme des moniteurs cardiaques, des bébés arrivés trop tôt. Un moment d'une mélancolique douceur entre deux êtres aux extrémités de la vie.
Par Angie Landry et Denis Wong
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Le bébé? C’est lui qui me berce.
Joseph Kerba, 77 ans, est bénévole à l’unité de néonatalogie de l’Hôpital Sainte-Justine. Avec Louise Lafond, 65 ans, il fait partie de ces anges qui offrent leurs bras à quelque 1500 bébés prématurés par année. Un répit apprécié – parfois salutaire – pour les parents.
Mais n’entre pas qui veut dans la plus importante unité du genre au pays. On trie sur le volet les volontaires en fonction de leurs compétences et de leur expérience passée avec les enfants, et il faut parfois qu’une personne attende des mois avant de pouvoir apaiser ces petits êtres.
Joseph, dont la carrure contraste avec la fragilité des bébés prématurés, est le seul homme bénévole dans l’unité. Un devoir qui lui tient à cœur depuis six ans, mais qui est aussi une façon de faire la paix avec un passé douloureux. Parce que ce n’est pas la première fois que le septuagénaire tient un bébé malade dans ses bras.
Il y a presque 40 ans, sa femme et lui ont appris que leur cinquième enfant à naître était destinée à mourir. En dépit des pronostics défavorables, le couple a décidé de ne pas interrompre la grossesse. Malgré les complications et le tourbillon de l’accouchement, la petite Emmanuelle est née à l’été 1981.
« Son crâne ne se développait pas, les cellules étaient comprimées dans son cerveau. Nommez-moi un handicap, n’importe lequel, mon enfant l’avait. »
Joseph a fréquemment visité Emmanuelle à l’hôpital, où elle est restée après sa venue au monde. Une période de la vie de Joseph où il avoue ne pas avoir été le mari ou le père qu’il se devait d’être à la maison. Sa tête était ailleurs. Son cœur aussi.
À cette époque, et compte tenu de l’état de sa fille, les médecins ont réussi à convaincre Joseph de ne plus venir visiter le poupon. Pour eux, ça ne valait plus la peine. Ils nous ont mis beaucoup de pression
, se rappelle-t-il.
Il a arrêté de visiter sa fille à l’hôpital pendant quatre mois.
La veille de Noël de l’année 1981, l’instinct a poussé Joseph à se rendre au chevet d’Emmanuelle à nouveau, au moment même où son bébé allait être transféré à l’Hôpital Sainte-Justine. Un coup du destin.
Plutôt que d’avoir recours à l’ambulance, il a fait lui-même le chemin entre les deux centres hospitaliers. Une main sur le volant, l’autre serrant la petite main de sa fille.
Au lendemain de Noël, son bébé a finalement rendu l’âme. Emmanuelle s’est envolée.
Louise Lafond est bénévole en néonatalogie depuis sa retraite. À Sainte-Justine, elle avance toujours doucement à l’étage des bébés prématurés, l’oreille tendue, le sourire tranquille, alerte aux pleurs ou aux gazouillis des nourrissons. Elle se sent à la maison.
Dans une pièce vibrant au ronflement des machines, les yeux de la volontaire se mettent à briller d’un coup : une jeune mère vient d’accepter que Louise endorme sa puce dans ses bras.
« Il y a des parents qui me disent que j’ai beaucoup d’expérience, que j’ai dû avoir beaucoup d’enfants. »
Petite, Louise caressait le rêve de travailler avec les enfants. C’est à 9 ans qu’elle a tenu pour la première fois un nouveau-né dans ses bras, celui de sa sœur.
« J’étais épatée. Après, ça a toujours été ça : matante Loulou avec les enfants. »
À 65 ans, Louise n’a jamais eu le bonheur de porter un enfant. Avec son conjoint, elle a fait une croix sur la famille qu’elle s’était toujours imaginée. Elle a comblé ce vide en partie grâce à la présence de son beau-fils et à sa complicité avec ses 20 neveux et nièces.
Après le décès subit de son mari en 2004, faire du bénévolat à Sainte-Justine est devenu une évidence. Louise s’éloigne de la solitude à la cadence de la chaise berçante et au son des mélodies qu’elle fredonne.
Certains de ces moments vont la chercher droit au cœur, comme le soir où, à la demande d’une infirmière, elle a accueilli une petite fille dans ses bras pour l’endormir.
« Elle était tout emmaillotée. Mais elle a sorti sa petite main, donc je lui ai tendu mon doigt. Sa main est tombée. »
Chavirée, Louise comprend que la petite vient de rendre son dernier souffle. Elle ignorait que celle-ci était en phase terminale. Je ne voulais pas qu’elle meure seule dans son lit
, lui dit l’infirmière, l’implorant de la pardonner.
C’est la seule fois qu’un ou une bénévole a vécu un événement semblable à Sainte-Justine. Médecins, infirmières, bénévoles; toutes et tous se sont agglutinés autour de Louise pour la réconforter.
Quelques heures ont passé. Louise se souvient avoir senti une main sur son épaule; c’était la mère de la petite fille. Les deux femmes se sont prises dans leurs bras. Le papa pleurait derrière à chaudes larmes avec le bébé dans les bras. Je venais d’avoir le sceau d’approbation des parents.
J’ai passé la nuit à tourner. Je vis seule, ma famille est à l’extérieur, donc j’ai beaucoup écrit. Mais quand l’infirmière m’a demandé si j’allais revenir, j’ai dit oui. Automatiquement.
S’il a naturellement le verbe facile et qu’il impressionne par sa voix forte, Joseph se transforme dès qu’une infirmière dépose un bébé, si menu, sur lui. Silence total. Regarder ces petits êtres qui pourraient facilement loger dans la paume de sa main lui offre, avoue-t-il, une sorte de délivrance, un espace pour rendre hommage à son enfant.
« J’essaie de faire avec les autres enfants ce que je n’ai pas fait avec Emmanuelle. »
Mais Joseph tient à le souligner à grands traits : il n’est pas malade de culpabilité. Accompagner les enfants de Sainte-Justine lui a permis de faire la paix avec ses démons du passé.
D’ordinaire timide quand elle s’exprime, Louise illumine pourtant chaque chambre de sa lumière quand elle y entre.
L’étage de néonatalogie est une deuxième maison, où ses migraines chroniques s’évaporent et où sa nervosité s’efface. Il n’y a pas de médicament plus apaisant que le visage de ces enfants, et leur résilience, selon elle.
Parfois, on m’oublie dans la pièce tellement je suis tranquille avec les enfants, dit-elle en rigolant. C’est une chance que j’ai.
Joseph estime que son engagement à Sainte-Justine lui apporte beaucoup plus que ce qu’il donne aux familles. Une espèce d’échange de bien-être.
Même s’il sait que le processus de sélection des bénévoles en néonatalogie est rigoureux et que la liste d’attente est longue, le seul homme bénévole de l’étage encourage les gens à se porter volontaires. Surtout les hommes, pour leur apport différent aux enfants.
« Je leur parle, je prie, je réfléchis pendant des heures. C’est formidable. C’est une grâce extraordinaire. C’est plus un cadeau que vous vous offrez à vous-mêmes. »
« Bercer ces bébés, c’est un lien spécial, c’est court et c’est intense. Je leur donne tout ce que je peux pendant que je suis là. Finalement, tout ce que je peux leur donner, ce sont mes bras. »
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